- ENTRETIEN
Entretien avec La Tribune Dimanche
Entretien accordé par Christine Lagarde, présidente de la BCE, à Marie-Pierre Gröndahl le 2 octobre 2023
8 octobre 2023
La BCE a relevé ses taux d’intérêt pour la dixième fois d’affilée en quatorze mois, portant le taux de la facilité de dépôt à 4 %. Soit son plus haut niveau historique depuis la création de l’euro. Au moment où le niveau des taux suscite des inquiétudes, cette hausse était-elle justifiée ?
Il faut d’abord replacer l’action de la Banque centrale européenne dans son contexte. Le monde vit depuis plusieurs années une « permacrise », c’est-à-dire une succession constante de crises inédites majeures. À la fois par leur ampleur, leur impact et la rapidité de leur émergence. La crise sanitaire a été suivie par l’inacceptable guerre de la Russie en Ukraine, puis par l’accélération de l’inflation. Le tout sur fond de crise de l’énergie, avec dans certains pays de l’Union européenne des difficultés de secteurs d’activité, tel que l’immobilier, sensibles à la question des taux d’intérêt. La mission de la banque centrale, invariable depuis vingt-cinq ans, c’est la stabilité des prix. C’est notre boussole. Les taux d’intérêt directeurs de la BCE ont atteint des niveaux qui, s’ils sont maintenus pendant une période suffisamment longue, contribueront de manière décisive au retour au plus tôt de l’inflation vers notre objectif.
Disposez-vous des armes nécessaires contre l’inflation ?
Nos modèles n’étaient pas parfaitement adaptés à la nature de ces crises, qui se sont traduites entre autres par l’arrêt complet de toute une partie de l’économie pendant la crise sanitaire, renforçant le rôle des États, subitement devenus protecteurs et boucliers. Ou aux conséquences d’une guerre au cœur de l’Europe, pour la première fois depuis des décennies. Ou encore à une crise de l’énergie, qui engendre une inflation très rapide. Les modèles macroéconomiques utilisés par les banques centrales et d’autres institutions ne savaient pas bien intégrer ces catégories d’incertitudes, ni en tenir compte pour établir des prévisions de croissance et d’inflation. Nous avons travaillé sur ces questions, et continuons à le faire, pour rendre ces prévisions plus robustes.
Les erreurs passées dans les prévisions ont-elles entamé la confiance dans l’action de la BCE ?
Près de 80 % des habitants de la zone euro croient en l’euro et le soutiennent. Et 45 % font confiance à la BCE. Soit un peu plus qu’avant la crise sanitaire. Mais nous recherchons continuellement les méthodes et les canaux de communication les mieux adaptés pour expliquer notre action et lutter contre les fausses informations, qui se répandent beaucoup plus vite que les faits, y compris dans le domaine économique. La BCE a été la première banque centrale à reconnaître ses erreurs pour ce qui est des projections, et à en analyser les raisons.
Quelles sont-elles ?
Elles résultent en grande partie de la brutalité de la hausse des prix d’énergie. On a assisté à une baisse de la croissance dans toutes les économies − dans les pays avancés, émergents et en développement. Ainsi qu’à une montée exceptionnelle de l’inflation partout dans le monde, sauf en Chine. Une situation très anxiogène, qui s’est traduite en octobre 2022 par une inflation de 10,6 %, plus de deux fois plus élevée que son niveau actuel, ramené à 4,3 %. Ce qui signifie qu’en un an, les efforts déployés − et les effets de base, c’est à dire un prix de l’énergie beaucoup moins élevé aujourd’hui qu’il y a un an − ont entrainé le ralentissement de l’inflation.
Pourtant, en Europe, le ressenti n’est pas celui-ci…
Parce qu’il est difficile d’expliquer que l’augmentation des prix ralentit. L’inflation persiste, mais elle décroît. Elle est même en décélération constante. C’est une bonne nouvelle. Nos efforts y sont, il me semble, pour quelque chose. Certaines politiques économiques menées en Europe aussi. Parallèlement, la croissance faiblit. Voilà pourquoi le Fonds monétaire international a revu ses prévisions à la baisse dans le monde entier, sauf pour les États-Unis.
Pourquoi cet écart avec l’Europe ?
Traditionnellement, le potentiel de croissance des États-Unis a toujours été supérieur de près d’un point de pourcentage en moyenne à celui de l’Europe ou de la zone euro. Les comparer n’est pas pertinent : on ne peut pas comparer un seul pays à plusieurs. La zone euro compte vingt pays différents, vingt politiques budgétaires différentes, vingt directions du Trésor différentes. Les États-Unis sont d’abord protégés par le dollar, monnaie internationale de référence. Leur économie est beaucoup plus réactive et s’ajuste plus rapidement. Et ils ne sont pas dépendants énergétiquement, au contraire de l’Europe, qui doit importer 80 % de son énergie.
La croissance baisse en Europe. Y a-t-il un risque de récession ?
Nous avons révisé à la baisse notre perspective de croissance pour 2023, à 0,7 %. Puis à 1 % en 2024 et 1,5 % en 2025. Ce dernier chiffre n’est que très légèrement inférieur au potentiel de croissance de la zone euro. Nous avons, en Europe, élaboré une réplique et déployé des moyens de défense inédits et inimaginables ne serait-ce qu’il y a trois ans, notamment grâce au programme « Next Generation EU ». Des réformes structurelles se mettent en place. Qui aurait pensé, il y a un an seulement, que nous aurions réussi à réapprovisionner nos réserves en gaz à plus de 90 % en septembre 2023 ? Une situation qui nous permet de regarder l’hiver à venir, sinon avec sérénité, du moins avec beaucoup plus de confiance.
L’économie allemande, la première de la zone euro, ralentit fortement. Quelles en seront les conséquences ?
C’est l’un des facteurs qui pèse en effet sur les perspectives de croissance européennes. L’Allemagne avait construit son modèle économique sur des approvisionnements en énergie très bon marché et des débouchés à l’exportation, en particulier à destination de la Chine. L’ajustement actuel de l’économie allemande a donc des conséquences sur les perspectives de croissance.
Cela complique-t-il la mission de la BCE ?
La question à laquelle la BCE doit répondre, avant toute autre, c’est comment procurer la stabilité des prix aux opérateurs économiques pour l’ensemble de la zone euro. Nous utilisons dans ce but des instruments qui mesurent l’inflation moyenne en zone euro, ainsi que l’inflation sous-jacente – hors prix de l’énergie et des produits alimentaires.
En France, le ressenti de l’inflation est particulièrement marqué. Pourquoi ?
Une inflation forte et persistante pèse sur le pouvoir d’achat des consommateurs. Or, si la France se situe aujourd’hui légèrement au-dessus de la moyenne européenne, l’inflation y a été longtemps bien moins élevée qu’ailleurs en Europe.
Est-ce aussi dû à l’augmentation des taux d’intérêt ?
Pas seulement. Les taux de la BCE sont les mêmes en France et dans les autres pays de la zone euro. La BCE les a augmentés parce qu’il s’agit de l’outil le plus efficace pour nous permettre aujourd’hui de faire baisser l’inflation et d’assurer la stabilité des prix.
La croissance ne s’en trouve-t-elle pas menacée ?
Notre mandat, c’est la stabilité des prix. Notre outil, ce sont les taux d’intérêt. Nous augmentons les taux d’intérêt pour renchérir le coût du financement de l’économie, de façon à freiner la demande et obtenir ainsi un ajustement entre l’offre et la demande notamment via une baisse de l’investissement et de la consommation. L’objectif n’est bien évidemment pas de créer une récession. Mais il consiste à permettre ce réajustement, pour réduire l’inflation et surtout éviter une spirale inflationniste qui serait dangereuse. Il faut à tout prix l’éviter. Nous voulons ramener l’inflation à 2%. Et nous y parviendrons.
Existe-t-il un risque d’une boucle d’augmentation prix-salaires ?
Non. Pour l’instant, on ne le constate pas. Mais nous y sommes très attentifs. L’augmentation des salaires devrait s’établir autour de 5,3 % sur l’année 2023 pour la zone euro, avec une prévision à 4,3 % en 2024 puis 3,8 % en 2025. Cette évolution est en phase avec un retour de l’inflation à 2 % au cours des prochaines années.
La crise immobilière qui s’accélère en France et en Allemagne est-elle un dommage collatéral de la politique monétaire ?
La BCE définit les taux d’intérêt directeurs dans le cadre de son mandat de maintien de la stabilité des prix. Le secteur de l’immobilier est en effet sensible aux taux d’intérêt. Mais pour trouver des solutions à ces problèmes, il faut que toutes les autorités se mettent autour de la table et réfléchissent à l’offre, en particulier de logements sociaux. Il n’en reste pas moins que le risque majeur serait que des personnes s’endettent sans en avoir les moyens et se trouvent confrontées à des échéances auxquelles elles ne pourraient pas faire face.
La BCE est-elle pessimiste sur les perspectives économiques à court terme ?
Nous ne sommes pas pessimistes pour trois raisons. Nous prévoyons une hausse des chiffres de la croissance l’année prochaine. L’inflation est en train de baisser de manière significative. Et le taux d’emploi est supérieur à celui que l’Europe a connu dans le passé et se maintient. La grande question qui se pose concerne les entreprises. Vont-elles accepter de prendre sur leurs marges – qui n’ont pas beaucoup évolué en 2022 – une partie des augmentations de salaire qui seront négociées cette année et la suivante ? C’est une question fondamentale. L’hypothèse intégrée dans nos prévisions économiques, c’est que les entreprises se comporteront de la même façon que lors de crises précédentes, en réduisant un peu leurs marges pour intégrer une partie des hausses de salaires. La baisse de la demande devrait les y amener. Elles y ont intérêt car l’opinion publique fera pression. Et les pouvoirs publics également. Le deuxième élément très important, ce sont les prix de l’énergie. Je pense qu’il faut s’habituer à l’idée que le prix du pétrole restera élevé. Ce qui doit nous inciter encore plus à poursuivre la lutte contre le changement climatique et à évoluer vers un mix énergétique moins dépendant des énergies fossiles et de fournisseurs extérieurs.
Une angoisse sociale monte en Europe face à un certain nombre de mesures prises pour lutter contre le changement climatique. Comment réagir ?
On ne peut pas attendre. C’est un impératif que nous devons tous marteler. Il doit être compris par tous. Il y a urgence. Nous ne parviendrons à cette transition énergétique qu’avec le soutien de tous. Et donc avec une politique distributive qui n’exacerbe pas les inégalités. On ne peut pas se permettre de rater la transition énergétique. Ni laisser durablement s’installer les conséquences du changement climatique. Ce n’est pas possible. Il faut trouver les moyens budgétaires et sociaux pour que ce soit le moins douloureux possible pour tous. Et particulièrement pour les plus vulnérables. Cela relève d’une approche collective. S’il y a un domaine où les Européens doivent emprunter ensemble, investir et se répartir le fardeau de la façon la plus égalitaire possible, c’est bien la lutte contre le changement climatique.
Qu’est-ce qui succédera au Pacte de stabilité et de croissance ?
J’espère que les chefs d’État européens et les ministres des Finances trouveront un accord avant la fin de l’année. Plus vite un accord sur un cadre budgétaire réformé sera trouvé, plus vite nous aurons une vision claire de la trajectoire des politiques budgétaires à venir.
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